Port au Prince, carnet de notes de Catherine Boskowitz

Port au Prince, carnet de notes de Catherine Boskowitz

Dès mon arrivée, je griffonne sur un vieux cahier… je ne sens qu’une chose : je n’ai pas envie de travailler « documentaire ». Alors je me mets à rêver.

 

Avec les comédiens, Sabruna, Perla et James, chaque jour, nous passons nos après-midi sur la place Carl Brouard, à traîner, grignoter, à nous balader et discuter avec les gens… puis de retour non loin de là, dans la cour qui nous sert de repère, nous écrivons un  drôle de journal de bord fictif :  les gens de la place Carl Brouard sont nos personnages… à partir de situations réelles que nous avons observées ou auxquelles nous avons participé, nous inventons de courtes histoires …

Ces textes forment petit à petit un paysage…

Extraits :

Perla

17 Novembre 2017- Place Carl Bouard-17 heures 48 minutes.

…/…Une femme vêtue de rouge siège derrière ses marchandises sur une petite chaise en paille fait sa révérence à tous les passants sans mot dire. Personne ne semble la remarquer. Son dos m’interpelle, son immobilité me guette; Sans l’apparition de ses deux enfants-oiseaux au visage lumineux voltigeant dans tous les sens pareil à des protestants en plein culte du dimanche, j’aurais vraiment cru que c’est Erzulie Mapiang en forme humaine tant sa silhouette me faisait de l’effet…/…

Sabruna

16 novembre , 17h51 place Carl Brouard

…/…La dame en noir était toujours là, avec ses deux galons, des linges et des chaussures par terre. J’ai pu constater que cette femme n’est pas lucide. Cette fois-ci je suis restée un peu loin d’elle,juste pour la voir réagir. Une chose qui paraît impossible. A près quelques minutes, j’ai vu venir deux cireurs de bottes avec leur bataclan en mains. Ils ont l’air très fatigués. …/…

Sabruna

17 nov,17heures 05 place carl BWARD

…/… Depi nan ri fekye zyem t sou li,li t toujou chita menm kote a .fwa sa,li t resi ap pale .Dam an nwa pale…

Mwen t chita tou dousman sou yon chez map gade timoun yo kap jwe foutbol,yon mesye apwoche bo kotem lan,li di:(gade yon manman),mwen fe komsi mwen pa tande.Li kontinye:(sim t mariw mw pa tap kitew mache pou kow non),ou byen pale wi,kom ou pa marim…/…

James

19 novembre , 13h 05, place Carl Brouard

…/… J’avance. Un regard ne me lâche pas. Il est là. Ce regard de femme. Cette femme noir vêtu. Elle ne lâche pas. Me regarde avec mépris. Je souris. J’avance sur la place un peu vide. Je vois des hommes ancrés dans leur solitude. Ils prennent leur bain de soleil. Je le sens sous la tête…/…

Catherine

17 novembre , Place Carl Brouard, 17h45.

…/… Je longe la place par l’extérieur. Je n’ai pas de sac sur moi, je me sens toute nue. Dès mon arrivée, plusieurs paires d’yeux se sont fixées sur moi. Certains passants me reconnaissent, j’en suis sûre. Je ralentis mon pas, les yeux continuent à me suivre, d’autres regards se joignent à eux, je continue à avancer. Mon corps se détache de ma pensée, peu à peu ce n’est plus moi qui avance. Je me regarde marcher comme si j’étais l’un de ceux qui m’observent. Ma chemise noire colle à ma poitrine. Un pied après l’autre, je compte chaque pas. Je pense : mon pied est tout blanc dans ma sandale, blanc et rose…/…

 

Ricardo, le danseur et vendeur de pain, nous rejoint de temps en temps…  C’est un prince.

Il dansera pour le spectacle.

Jean-Christophe filme tout doucement, sans faire de bruit… et accompagné de James,  il fait des prises de son… Il se glisse entre la rue et la cour.  Sa grande silhouette bouge peu. Son appareil est en éveil… de longs plans séquence… les gens passent devant le petit oeil de la caméra, s’arrêtent parfois à l’oreille du micro. Des histoires se confient.

Maria papote tous les jours avec Magdalena qui habite la parcelle. Magdalena vend du savon devant la porte. Elle a acheté un terrain non loin de Port au Prince où elle veut faire construire.
Elle dessine le plan de sa future maison et Maria en construit la maquette… en savon.

Elise traîne au cimetière, elle prend des photos et dialogue plusieurs jours avec le jeune qui l’accompagne. Novembre est le mois des morts… un film se crée à partir d’images fixes des tombes, des allées et des fleurs. Le jeune homme ne veut pas être enregistré. Sa voix sera donc écrite et projetée sur un écran.

Un soir, avec Jean-Christophe, nous sommes invités par Ricardo à un show organisé dans un lieu improbable, totalement kitsch, dans le quartier d’à côté. Les dernières vingt minutes, Ricardo apparait, en costume-robe scintillante et fait une performance magnifique, entre cérémonie et représentation…  Il appelle le Iwa des morts , Baron ( ou Bawon)… Et Bawon vient… en lui … C’est très impressionnant et beau. On ne peut qualifier ce moment, ni théâtre, ni danse, ni transe…. Mais tout-théâtre, tout-danse, tout-transe. Et l’Esprit est là. Chez nous, on appellerait peut-être cela, la grâce.

C’est décidé, Ricardo, pendant la représentation de Fictions ordinaires, appellera une nouvelle fois Bawon, place Carl Brouard.

Le spectacle se construit…  Arrive le moment où, de bribes éparses, d’images, de textes, de sons, de corps, il va prendre forme… Le montage du vivant et du projeté est la dernière étape avant la représentation. A ce moment, je ne sais jamais vraiment quelle histoire je raconte, nous racontons… Je sais seulement que de fil en aiguille nos rêves se mêlent aux rêves des gens sur la place Carl Brouard.

Au dernier moment je modèle en argile de petits personnages… ce sont les habitants de la place. Ils apparaitront en ombres portées pendant le spectacle, comme de fragiles silhouettes se déplaçant au gré du faisceau lumineux d’une lampe torche, sur le drap tendu.