
J-Christophe Lanquetin // Blog // Medellin
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03/04/2017
Cesser cet entre soi du théâtre et des arts visuels, c’est aussi une question de spectateur, une question de scénographie. Une question de mutation des formats et des inscriptions dans l’espace.
Le moment que nous vivons est politique. Pour les pratiques artistiques cela veut dire une attention au monde qui ne passe pas que par les formats ‘classiques’ du dire ou du voir, mais aussi par une interrogation sur leur inscription dans l’espace, sur les formes de l’être ensemble. Dire cela et l’on s’entend répondre : oui, mais cela existe déjà, c’est une recherche ancienne. Peut-être, et après ! Pourquoi ne pas penser que c’est d’abord un potentiel d’invention, de création, que les possibles en termes d’inscription d’un geste plastique, théâtral dans un contexte – urbain en particulier [mais qu’est-ce que l’urbain aujourd’hui ?]- sont encore peu explorés, recèlent une immensité de possibles. Qu’il y a tout à inventer parce-que le monde change, parce que les urbanités mutent, parce que les espaces communs sont constamment à ré-inventer, parce que la scène ou la galerie comme références sont obsolètes [car séparées, coupées du contexte]. Et que du coup, c’est à l’immersion et à la porosité que s’ouvre la pensée spatiale, la réflexion sur les dispositifs. Quels espaces pour une écoute, une attention intense, précise, mais au coeur des flux. Et tant pis si c’est précaire, si c’est fragile, si c’est soumis à une tonne de contingences, à l’imprévu, à la pluie, au rendez-vous manqué, reporté, à la difficulté technique. Car si les gens viennent, s’ils sont là, s’ils agissent avec et autour, alors il se passe peut-être quelque chose, même si minuscule, modeste. Ce n’est pas juste l’artefact d’une performance à l’entrée de l’exposition, c’est l’intensification d’une pensée et d’une écriture du geste ou du visible, de sa capacité à se mettre au coeur des choses, à se confronter.
Ce n’est pas si difficile en fait, cela comporte moins de risques que l’on imagine. Par contre c’est éminemment politique au sens fort du terme, puisqu’il s’agit de créer de l’agir commun, ce qui est toujours inquiétant pour les pouvoirs en place. Et donc même si tout le monde en parle, je ne sais pas jusque à quel point c’est réellement souhaité. Pourtant, c’est peut-être aussi complémentaire avec les boites, les salles, les galeries, au sens où cette pensée de la porosité peut se déployer partout, même dans le plus classique des lieux. Alors pourquoi presque toutes les galeries qui s’installent à Belleville [Paris] finissent-elles par mettre un film translucide sur la vitrine… quand ce n’est pas une cloison.
A Medellin, la tentative est à cet endroit. Une expérimentation plastique, spatiale, théâtrale, inscrite au coeur d’un quartier, qui tente l’invention de situations, de relations, de moments, via un processus et une forme scénique, visuelle et sonore singulière. Pas forcément ‘nouvelle’, mais exigeante et en prise avec les gens, les habitants.
06/04/17
Nous sommes dans cette phase intermédiaire qui précède le travail artistique mais qui est déjà en soi un processus, y compris artistique. C’est le temps de la négociation pour pouvoir nous installer dans le quartier, apparaître et agir dans des espaces qui sont ceux d’une communauté. Ce temps est toujours complexe, il a peu à voir avec les habitants [qui nombreux sont intéressés, intrigués], il a beaucoup à voir avec les structures locales qui bien que prêtes à accueillir [ayant donné leur accord], tergiversent, ou pas, ou un peu, on ne sait pas trop. C’est un jeu autour du fait qu’un élément extérieur s’immisce dans des équilibres existants. C’est normal, c’est un temps auquel on est peu habitué dans un cadre conventionnel de théâtre ou d’exposition. Ici il est essentiel, de ce temps dépend ce que nous pourrons faire par la suite. Et il est difficile de le compresser, il est long, une lenteur probablement nécessaire. Lenteur, improvisation, adaptation, patience deviennent au sens plein, des paramètres du processus.
07/04/17
Nous allons pouvoir commencer à travailler dans Sinaï. La rencontre avec les responsables du quartier a eu lieu à la maison communale. Elle se révèle assez formelle, les gens veulent connaître précisément le contenu du travail. L’écoute est réelle, mais l’accord pour que nous puissions travailler passe par une dimension assez procédurière. En fait les choses semblent ainsi. La dimension d’organisation collective est forte, elle structure la vie des gens et elle prend un coté formel. Il faut passer par certaines étapes, précises.
Nous proposons d’améliorer l’état du lieu. La demande est que nous financions la réfection du toit, qui fuit. Nous laisserons aussi les principaux éléments de la scénographie [lumières, tables…].
[Cette vidéo est un comme un point de cristalisation du projet : lorsque je la regarde pour la première fois, le ciel a subi des distortions lumineuses. Ce qui lui donne une puissance d’étrangeté. Je cherche à retrouver ces distortions…].
11/04/17
Je fabrique une structure en pvc de chantier. Elle ne tient pas bien. Il faut préciser les choses. Je veux y tendre un papier ultra flashy et filmer des mains en mouvement. Je ne sais pas encore pourquoi. Si, tentative d’intensification d’un geste quotidien. Il reste ce qu’il est, mais le contexte change. Sauf que jusque aujourd’hui tout résiste dans la manière de le faire.
Tout est intense et fatiguant. Encore plus. Car un contexte quotidien fourmille d’imprévus, de présences, de bruits. L’improvisation comme situation quasi permanente. Pas comme difficulté, mais comme pratique à inventer.
Les enfants qui m’aident ont dix ans au plus. Tous connaissent parfaitement les gestes de l’assistant constructeur. Ils me voient faire et me tendent l’outil. Ils prennent la main, ils gèrent.
[Photo DK]
J’écris à une amie : ‘connect ‘social practice’ and art practice via a series of visual dispositifs‘.
12/04/17
Quelle est la bonne distance ? L’idée d’aller dans la rue, de parler à des gens [aussi accueillants soient-ils, et ils le sont], que je ne connais pas, avec en tête l’idée qu’ils racontent, se racontent…, cela me semble… précipité. Alors, depuis trois jours, je suis là, assis, je fais des choses, qui ratent un peu, ou plus exactement qui ne s’assemblent pas. Des cadres en pvc vert qui ne supportent pas des plaques de medium sur lequel je colle un papier coloré à motifs rouges qui… les gens, les enfants, se mettent à poser, à jouer devant mon papier. Alors je vais aller dans le quartier avec ma plaque de papier. C’est ce qui existe à ce jour de mon petit théâtre. Un fragment. Mais je ne trouve toujours pas la bonne distance. Trop tôt. Alors, m’asseoir à un coin de rue, poser mon papier contre un poteau et attendre. Lancer la caméra et laisser venir ? Je suis censé poser des questions avec cette idée des mains qui parlent, sur le fond rouge. Hier, de profil, cela commençait à fonctionner. Mais c’est trop tôt. Demain peut-être…
En attendant, m’asseoir et observer ce qui se passe.
[Le ‘petit théâtre’ rouge s’est mis à fonctionner, lors de la séquence d’interview le fait de ‘couper’ les visages me gène, je tiens donc en main une seconde caméra, de face. Au montage, les deux points de vue – mains et visages – fonctionnent ensemble. Et en un sens je parviens alors à penser les mains seules ].
17/04/17
C’est un processus fragile, car lent. Il ne peut en être qu’ainsi. De tempérament je n’approche pas les gens aisément, il me faut du temps. Je travaille avec la lenteur, l’immobilisme, l’être là, l’habitude. La rencontre ne s’accélère pas même si les dispositifs que nous inventons y aident. Ainsi, pour atteindre un endroit où le quotidien se fait fictions qui résonnent auprès des gens, le temps est nécessaire.
La tension dont je parle si souvent entre quotidien et théâtre, se cherche dans le concret des formats et dans les récits. Le fond rouge théâtralise des gestes simples. Surtout, une question se formule : où ‘traine’ le tragique dans la vie de ce quartier ? Ici, dans Sinai, le tragique est caché. Pas absent, juste caché. A peine, pas loin, derrière une grande gentillesse, avec nous en tout cas, mais au delà surement. Les rapports quotidiens sont emprunts de cette gentillesse, d’attention et de curiosité, mais souvent à la première question posée, histoire racontée, le tragique émerge dans les récits, immédiat, proche, récent. Et terrible. La plupart des gens y sont plongés, les morts et les absents sont partout. Tous sont des déplacés de la guerre, ou presque. La présence de ce tragique, comment la faire sentir, sans nécessairement que les histoires de violence se disent – trop proches, trop intimes. Je pense alors aux combats de coqs. Les coqs en cage, la violence des combats, le spectacle et la fête que sont ces moments.
Filmer cela. Et la musique.
18/04/17
Le projet s’appelle ‘Fictions ordinaires’, et ce que nous allons raconter c’est la création du monde. En fait, Sinaï est un quartier né de rien il y a une quinzaine d’années. Les histoires telles qu’elles se racontent ici reviennent souvent à ce moment où les premiers déplacés ont défriché et commencé la construction d’abord de cabanes, puis progressivement de maisons en dur. Ici, résister c’est construire, et encore aujourd’hui construire est au centre de la vie du quartier. D’autres histoires empreintes d’une mythologie se racontent au sujet du fleuve. Mon espagnol m’empêche de les comprendre en détail, d’entendre toutes les nuances où des figures, des fantômes, vivent dans le fleuve, mais ce que j’entends par exemple, ce sont des histoires où le fleuve déborde et envahit le quartier. Ainsi nous avons notre fil, il rassemble tous les gestes que nous posons avec les gens. Et ce fil sera sonore, c’est lui qui tiendra une forme de ‘narration rhizomatique’ des mythes fondateurs du quartier. Une histoire, dans une histoire, dans une histoire [Glissant].
Une conversation avec Miguel Isaza [créateur sonore] nous confirme la grande importance de ne pas parler directement de la violence. Il y a quatre ans encore ce quartier était pratiquement inaccessible, tenu par des gangs. Cela affleure dans les récits. Donc cette violence n’est pas loin et tous ou presque ont perdu des proches. Miguel nous dit simplement que la quasi totalité des projets artistiques qui débarquent à Medellin veulent parler directement de cette violence. Il dit sa lassitude ce cela.
Mais, dieu, que nous manquons de temps.
Cela devient du réalisme magique. Et la vidéo de la route de montage [au dessus de Medellin], trouve sa forme distordue. On peut la voir IcI.
19/04/17
Il y a dans Un captif amoureux de Jean Genet, une phrase à propos des Black Panthers, qui est une sorte de condensé conceptuel de la notion de théâtralité dans sa différence avec le théâtre : ‘une théâtralité inconsistante’, dit-il à propos de tout le ‘cinéma’ vestimentaire, gestuel, verbal des Black Panthers. Cette inconsistance, je la reprends à mon compte dans les recherches que je mène et lorsque je travaille sur les figurines déchirées dans du papier, c’est cela que je cherche. Des figurines de théâtre d’ombre qui ne fonctionnent qu’à peine, par instants, qui parfois font théâtre. Mais cet instant là – on le voit dans les vidéos que je tourne – est comme une petite explosion de fiction. Le reste du temps, c’est informe, appoximatif, cela fonctionne mal.
21/04/17
On avance vers le spectacle. Le temps d’assembler est venu et évidemment, il tarde à faire sens. Mais cet entre deux est intéressant, car des moments de liberté se glissent dans l’intervalle.
22/04/17
Hier, discussion collective sur la construction du ‘spectacle’. Multiples fragments, à la fois proches, reliés de manière explicite ou plus implicite par cette idée de ‘création du monde’, où les récits par les habitants de la construction, des débuts du quartier résonnent avec les mythes originels tirés du livre de Galeano. Autour, un ensemble d’éléments, c’est vraiment fragmentaire, mais assez dense. Donc nous partageons cela, et il s’agit maintenant de le mettre en forme, en espace, en temps.
Premier dessin, ou comment penser par intensités et de manière non linéaire :
Fragments vidéo pour dialogue avec Miguel Isaza, le créateur sonore du projet.
23/04/17
Entre trame narrative et rhizome, entre une série de fragments et une forme de continuité, entre quatre et cinq projections, entre tentative d’être spatial et distorsion des images, entre improvisation et éléments fixés, entre environnement et points d’intensité, entre…
Le travail vidéo connait ses hauts et ses bas, phase de recherche. Il se fait étonnamment coloriste.
Tout se bouscule et reste irrésolu…
24/04/17
On est passé à l’assemblage. Le plan définitif de la rue devenue théâtre est validé. La timeline aussi, construite à partir des contributions de chacun. Il s’agit maintenant de mettre en espace temps via la vidéo. Trois jours pour trois assemblages d’une heure chacun, environ ! Surtout, la matière est fragmentaire, partielle, rassemblée au fil des jours, traversée par les intuitions, les doutes, des évidences, le rater mieux dont je parle plus haut.
La référence ici est à un projet réalisé en 2015 à Port au Prince, ‘Je cherche une ville’, un cube vidéo fait de cinq ‘fictions ordinaires’. Sauf qu’il s’agissait d’un projet solo, alors qu’ici la vidéo articule les projets de plusieurs artistes, des fragments théâtraux, etc.
Comment rester fragmentaire, à trous, comment le fait qu’il s’agit d’un ensemble de points de vue, d’une esquisse et non d’une tentative de fermer le sens, de dire ‘sur’, se manifeste t’il dans l’agencement des fragments ?
25/04/17
Dans Sinaï, résister c’est construire. Lorsque tu marches dans le quartier, particulièrement le week-end, les micro chantiers sont partout. Un tas de béton, quelques briques, des fers qui dépassent, un crépi en cours… Lorsque j’associe des enfants à la construction de ma structure en tubes pvc [piste laissée en suspens], ils connaissent parfaitement les gestes de celui qui aide à construire.