
Journal de Port au Prince // J-Christophe Lanquetin
Un projet à Port au Prince du 101117 au 251117, à l’invitation du Festival Quatre Chemins.
111117 [premier jour de travail]
Chaque contexte est un recommencement. A l’origine du projet des Fictions Ordinaires nous pensions pouvoir réinscrire dans un contexte des éléments d’un autre, des éléments de Medellin à Port au Prince ou à Fort de France… Mais lorsque j’arrive quelque part, c’est la puissance et l’opacité du contexte nouveau dans lequel je m’inscris et avec lequel je travaille qui occupe mon espace mental, physique, qui ‘somme’ le travail de création.
[Mettre en dialogue les différents contextes traversés, Medellin, Fort de France et Port au Prince, nous pourrons le faire, lors d’une installation en 2018 à la Chaufferie, galerie de la HEAR. En fait, pour mener à bien cette étape, décrite comme un dispositif d’exposition dans le projet initial, il est besoin du recul et peut-être en cela un white cube est propice].
Nous sommes samedi, nous allons place Carl Brouard, repérons une petite boutique [à peine 10-12m2], un bar, fermé, parfaitement situé sur la place. Le propriétaire est contacté, rencontre demain. Nous souhaitons ouvrir un ‘bureau des fictions ordinaires’, un lieu où travailler, rencontrer, un lieu qui permette une présence quotidienne et ancrée.
Nous sommes accueillis par la Festival Quatre Chemins, dirigé par Guy Régis Jr, entouré d’une équipe de jeunes haïtiens. Le bureau du festival est l’ancien appartement de Guy, dans un ensemble d’immeubles à Pacot. L’appartement est petit et donne directement sur une petite forêt. Dedans, la ruche. Au dessus, une terrasse où l’on peut manger. La cuisine est elle aussi dans la ruche.
Ti coin pam, un bar, restaurant à proximité de la place.
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C’est le festival qui appelle le propriétaire de la boutique. Peine perdue, le prix est monstrueux. La rencontre chaleureuse d’hier n’y change rien… Nous sommes européens, ce qui vrille bien des situations, notamment financières. Nous n’aurons pas cet espace. Guy propose que nous nous installions à l’avant de la parcelle de sa mère, située dans la rue marchande qui mène à la place. Une cour, dans laquelle nous poserons une table et des chaises… La cour ouvre sur la rue un étalage boutique devant, un coiffeur juste à côté. Derrière, une maison divisée en appartements, où vivent un grand nombre de gens. Ce sera le bureau des fictions ordinaires.
Sur les images : la place Carl Brouard, un panneau d’annonce pour une formation, une rue proche de la place, et la terrasse de l’hôtel où nous vivons, non loin, à proximité de la place Jérémie.
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La cour. La porte sur la rue. Elle fait cadre et très vite, m’attire.
La cour devient le BUREAU DES FICTIONS ORDINAIRES. Chaque jour nous sommes là et travaillons à partir de notre présence. Activité du premier jour, je vais chez le coiffeur, qui coupe mes cheveux d’européen à la tondeuse, en l’utilisant comme un peigne qui retire quelques cheveux à chaque passage. Catherine filme la séquence, cela fait partie de nos tentatives de mettre en jeu notre présence dans le quartier.
Simultanément Catherine engage un travail avec les deux actrices choisies par Guy, Sabrina Georges et Perla Maxline Saintil. James St Felix, écrivain et performer m’assiste et se joint aux répétitions. Elise Villate et Maria Flor Pinheiro, étudiantes à la HEAR, sont aussi présentes et filment [dans l’idée d’une captation en direct lors de la présentation du 23]. Guy a aussi proposé de travailler avec Jean Ricardo Calixte, danseur moderne et traditionnel, vendeur de pain dans la journée. Le temps est court, impossible de monter un spectacle. Catherine choisit de faire écrire les acteurs. Nous travaillons sur la terrasse de l’hôtel, et rapidement se met en place un principe d’écriture sous la forme d’un journal. Chaque jour chacun écrira un récit à partir de ce qu’il voit – vit sur la place.
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Action n°1 : fabriquer la pancarte, en s’inspirant des panneaux peints à la main, omniprésents à Port au Prince.
Le reste de la journée, je suis là et ne fais pas grand chose, avec le sentiment que déjà ma présence pendant plusieurs heures est d’une densité singulière. Je ne filme pas, ni ne photographie.
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La pancarte finie est posée dans la rue : la formule dit ‘vin pale’ [viens parler]. Ce qui n’arrivera guère ainsi, quoique, le premier jour, deux personnes se proposent de raconter. C’est plutôt nous qui irons vers les gens. Nous testons la mise en place d’un studio photo / interviews, idée de Catherine. Sur le fond orange du mur dans la cour. La question est de savoir comment les gens vont accepter d’être filmés. Faute de temps sur place, nous ne pousserons pas cette idée. Mais cela donne un beau portrait de James.
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Je pars avec Ricardo vendre du pain. Marche d’un matin de maison en maison à Pacot [nous vivons au centre de Port au Prince, entre Bas peu de chose et Pacot] . Lui, pain et bananes figues sur la tête, s’arrête, entre dans les parcelles, discute, vend. On le chamaille, les bananes sont l’objet de petits ‘vols’, il boit du café, papote, tout le monde le connaît. A mi montée, plus de bananes, que du pain. J’observe, j’écoute, ne dis pas grand chose. []
‘Tu voudrais partir ?’
Cette question vient d’histoires des gens — les gens qui nous parlent — VIN PALE, et ce que certains nous disent, c’est entre autre cela, ‘j’aimerais aller avec vous’. Il y a deux ans, je donne mon whatsapp à un jeune homme du quartier, et c’est cela qui vient : emmène moi ! Des semaines durant, par intermittence, ‘emmène moi mon ami’.
Je m’assieds, j’essaye d’être discret, de ne pas gêner. Je ne le suis pas — discret — absolument pas. Ultra visible, au contraire. Je m’assieds dans la rue, regarde et filme un peu, à distance, des dos, des ombres, des pas… On me laisse faire. Que pensent les gens ? Ne disent rien, vaquent, comme indifférents. N’en pensent pas moins ? Je ne sais guère que faire, ni comment faire, si même il faut faire quelque chose. Le doute ne me gène pas car je sais qu’il renvoie à des enjeux importants : pourquoi suis-je assis là, dans cette cour ? Moi blanc, français. Si l’art n’est pas la finalité du geste artistique [si le geste esthétique fait partie d’un geste plus ample, sociétal, politique, humain…] , que fais-je là ? Si par contre l’art est la finalité alors je suis là pour ça et cela masque le reste, dont l’immense disparité. Assis dans cette cour, je suis libre d’y être et de m’en aller et ce n’est probablement pas le cas de ceux qui y vivent. Cet endroit dont l’ordinaire m’intéresse, est un endroit difficile pour les gens qui y vivent. Ce qui fait sa force et sa qualité c’est l’infrastructure de personnes, les liens, les actions qui rassemblent et unissent les gens. C’est la débrouille quotidienne de chacun, malgré l’attente, de l’eau, de l’électricité. La vie, d’évidence, y est dure. ‘Je me lève à 5 heures, je vends peu’, là devant la parcelle, je gagne très peu’.
Si je suis là pour l’art, en un sens tout m’est permis ; mais si la pratique artistique est médiatrice d’autre chose, de questions, d’émancipation disons, alors pourquoi ici, pour faire quoi ? En cela ma présence trop courte ne va rien changer à la vie des gens [mais le faut-il ?], pas plus que le fait qu’ils verront le travail que nous faisons [ce n’est pas rien que de montrer le travail, c’est [même] indispensable, le minimum : les gens assistent à un spectacle, librement. Espace d’attention singulier où chacun joue, mène sa propre expérience intérieure sans avoir à en rendre compte, espace extra quotidien construit ici comme un miroir du quotidien].
Interroger l’ordinaire pourquoi ? L’ordinaire est pétri de théâtralité mais il appartient aux gens. Pourquoi le capterais-je et le montrerais-je ? Lorsque Ricardo m’invite à marcher avec lui, ma place est claire, je suis invité. Mais là, même si nous sommes chez la mère de Guy, introduits, même si le gens ne sont pas hostiles, même amicaux, un doute me saisit, il se loge au coeur du travail.
La question à poser, qui me trotte dans la tête [tu voudrais partir ?] m’interroge. Le bureau des fictions ordinaires serait un espace où chacun qui le souhaite parle de ce qu’il souhaite. Illusion hors sol, hors du réel, de ses rapports de force… ? Mais ce hors sol, espace de liberté, c’est aussi celui d’un espace temps de création, d’une pratique artistique connectée et agissante.
Ce que je sais c’est que les questions sont criantes et qu’à nouveau le temps manque, nous resterions plus longtemps, ce qui est contradiction trouverait une économie, quelque chose pourrait se mettre en place. C’est avant tout le format [durée] du projet que mes doutes interrogent.
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Je mets des jours à savoir quelle(s) question(s) poser aux gens. La vie ici m’intéresse, mais me rend muet. Dans la cour avec notre pancarte ‘VIN PALE’ les gens ne viennent pas parler, ce n’est pas aussi simple. Pourquoi le faire ? C’est autant à nous de poser des questions, puisque c’est nous qui venons ici, nous ‘installons’.
La première personne à être venue spontanément a dit ‘j’aimerais aller avec vous’. Ce qui veut dire voyager, partir d’ici pour aller chez vous, en Europe, ou aux Usa – Canada (le Chili et le Brésil deviennent des destinations). C’est peut-être cela les questions : qu’est-ce que vous aimeriez dans la vie…
Avec James nous interviewons donc les gens. Brèves, simples. Au début cela semble plat. Cela ne l’est pas. Les réponses sont nuancées, elles disent la difficulté de la vie, avec pudeur et foi en les possibles, elle disent le désir de partir mais pas seulement, le pays est extrêmement important, cela se sent. Les étudiants qui passent tiennent des discours dialectico-marxistes, sociologiques, engagés, tous croient en la lutte, en un avenir. Ces interviews commencées avec crainte se révèlent intéressantes. Un début, la voix des gens…
Ca marche, ça ne marche pas ? Pas si simple. En fait, beaucoup d’échanges ont lieu, muets, parlés, tacites. On se cotoie avec un bout de quartier. Je suis sédentaire dans cette cour. Devrais-je m’éloigner, même de 10-20 mètres, ou au contraire justement rester là ? Choix de cette position immobile. Travailler à partir de cette cour, de cette porte sur la rue… le monde (les passants deviendraient des figures fantastiques…). Filmer dans et depuis, pas même devant (l’hostilité serait immédiate), une échelle précise et possible au regard du temps imparti.
Avec Catherine allons voir Ricardo danser, dans un club, en ville. La soirée est catastrophique, de ces catastrophes qui deviennent intéressantes, tant tout est bancal, foire, le groupe de danseuses, le duo amoureux, la présentation, le son, etc. Jusque à la dernière performance de Ricardo, Baron (une figure du vaudou), qu’il doit faire revenir. C’est très théâtral, mais en même temps, cela ne garantit pas que Baron va revenir… Mise en scène, tambour, assistants, et au moment venu, ce soir, Baron revient, Ricardo est en transe et la performance est intense. Que cela arrive, ou pas, le retour de Baron, Ricardo essaye à chaque fois, aussi fortement qu’il peut. Pour la première fois, dans ce club, j’entrevois les dynamiques performatives du vaudou, qui autrement m’échappent.
Catherine décide alors de demander à Ricardo de faire revenir Baron le soir de notre présentation place Carl Brouard. Ce qui cloturera la présentation publique.
Pistes de réalisme magique à essayer.
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Les chiens tournent, et hantent. Aboiements. C’est une figure de la nuit, dans la ville qui monte, qui devient un possible dans la vidéo que je suis en train de construire.
Il pleut, on slalome entre la pluie
Les allers retours dans la parcelle, les flux.
Plus je m’éloigne d’une position humaniste [ce qui est aujourd’hui un élément essentiel de ma recherche], plus les gestes de celui qui s’inscrit dans un contexte étranger, qui documente et observe, me semblent à déconstruire. D’où depuis deux ans des tentatives visuelles de me déplacer par rapport au réel, par des interventions sur et dans les images. Je cherche à capter, mais par déplacement de point de vue sans pointer mon regard et mon appareil sur les gens, d’une manière qui les désigne. L’espace de la captation se restreint fortement, et en même temps des possibles s’ouvrent. Il s’agit de louvoyer et c’est intéressant.
M’intéresse ici l’angle, le détail, le geste, la position, la présence, et au delà la réflexion, la pensée, l’interrogation.M’intéresse la manière dont ce faisceau de questions prend forme dans l’espace et dans les corps. Je n’aimerais pas forcément qu’un artiste de passage me filme dans mon quotidien, et pourtant ici je le fais, mais je tente de passer entre les axes de la gène, braquer, viser… je vise dans le vide, entre. Je cherche un espace…
Dans ce genre de projet il s’agit d’accepter le fait que le contexte dans lequel on s’inscrit ne ‘dit’ pas ce que l’on attend qu’il dise. Accepter son opacité. C’est même peut-être en témoigner, ne pas chercher à la percer, mais au contraire la respecter.
Les formes visuelles d’une captation de l’opacité. Alors quelque chose se passe.
Mes réflexes de travail sont d’abord de percer cette opacité pour dire du sens. C’est aussi cela que je cherche à déplacer… agir, créer tout en travaillant avec cette opacité.
James me dit : ‘tu vois, ici on passe son temps à attendre que les choses arrivent’. Il me montre la femme qui vit ici, la vendeuse devant la parcelle, qui zieute l’arrivée de l’eau.
Le rythme quotidien émerge, vie faite d’attente, vie sans ‘avenir’. les gens rêvent, rien, ou si peu, est possible [en tout cas c’est ce qu’ils disent]. L’éducation revient constamment, son absence. Pas d’études, peu d’avenir. Une jeune femme collecte de l’eau, à coté et la transporte avec un vieux diable. 90% de chômage me dit-on. Les jours passent, cette attente produit des scènes. Les marcheurs dans la rue, aussi. C’est peut-être pour cela que j’ai tant envie de les filmer…
Un homme âgé, relativement, assis devant la porte, me parle des français, d’éducation… et de Dieu, du fait que les gens vivent mais ne savent pas où se trouve la lumière. Ils vivent dans l’ombre. Pas étonnant que Dieu soit si présent, souvent la seule issue.
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Le doute et la forme. Inventer à partir du doute est au coeur du processus. Les questions que j’aborde sont centrales, sans savoir bien comment leur donner forme plastiquement. Comment les partager avec un public. Les rendre partageables, scéniquement, qu’elles fassent sens pour le spectateur.
De quelle manière, dans la ville, donner de la puissance aux images que je produis, qui souvent sont noyées dans le flux urbain. Des images à la puissance raisonnable, non technologique (pas de super écran, etc.). Et, à chaque fois constater la puissance d’attraction des acteurs sur le public. Ici à Port au Prince elle est énorme. Les acteurs lisent des textes, les gens, tous publics confondus ne regardent que cela, avides, compacts… Comment faire face à cela, il semble que cela soit difficile, peut-être impossible. Les images auraient-elles besoin d’un autre temps que celui de la performance, une autre échelle, d’autres moyens peut-être… Ce constat est aussi joyeux, il dit la puissance du vivant.
La place — une marche dans les hauts de Port au Prince, une toute autre ville — la cour en bas de l’hôtel, une vue plongeante sur la vie quotidienne d’une famille — Terrasse depuis celle de l’hôtel — L’hôtel Olofson, souvenir colonial, on y est tranquille.
Lors d’un déjeuner de travail avec Catherine à l’Olofson nous décidons de travailler non avec des écrans mais avec des draps tendus sur des fils. Manière de se fondre dans la place, de (dé)jouer (avec) la ‘pureté’ des images cadrées, ici elles flotteront, elles seront déformées [images non technologiques, rendues organiques via leur support].
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Je m’enferme dans ma chambre et pour monter une vidéo construite à partir d’une série de plans fixes longs, pris de l’intérieur de la cour, vers la rue, vers l’extérieur. A travers la porte. L’une d’entre elles montre une femme vivant dans la cour, dont la boutique est installée juste à l’entrée, dehors, assise sur une chaise, regardant passer les gens. Cette chaise devient figure, d’autres s’y asseyent, les gens passent, entrent et sortent autour. La vidéo doit courir tout le long de ce qui sera une lecture du journal fictif de la place écrit à plusieurs mains par les actrices, James et Catherine. Ce sera notre présentation de jeudi.
Ouverture du festival, discours, spectacles, et Rara (parade) dans la rue, marionnettes et fanfare.
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Montage : je mets les interviews nettoyées des questions posées par James ainsi que de leurs scories sonores sur la vidéo — ainsi elles deviennent un peu comme des contes réalistes — , et d’un coup, la pièce est là. Cela fonctionne. La parole sur des images qui montrent autre chose que ce qui est dit, pas de lien direct, beaucoup de liens indirects. L’image dit la rue depuis la cour, les gens y entrent et sortent par la porte comme si nous filmions la scène depuis une coulisse, mais un spectateur — la femme sur sa chaise — fait que la coulisse est aussi la salle… Ceci pour la métaphore théâtrale. Et puis les voix disent la vie, les désirs, les rêves, les luttes. Les textes du journal des acteurs racontent en fiction les mêmes vies, désirs, rêves, luttes. Peut-être une forme émerge t’elle.
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Nous ne répétons pas place Carl Brouard, mais sur la terrasse de l’hôtel. Lecture des textes, partage des images, essais de films. Elise propose une vidéo autour du cimetière de Port au Prince et Maria, en dialogue avec la vendeuse de la parcelle — elle vend des savons et veut se construire une maison en banlieue de Port au Prince — construit une maison en savon, selon des plans dessinés par xxx.
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Présentation publique à 18:00 dans le cadre du Festival Quatre Chemins
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Hier soir, sur la place Carl Brouard, pour la présentation des Fictions Ordinaires à l’invitation du Festival Quatre Chemins, avec Catherine Boskowitz, comme souvent (c’est au coeur de mon travail), nous éclatons l’espace. Trois ‘écrans’ disséminés sur la place, quelques tables, deux micros, un peu de lumière, sont en fait des draps tendus sur des fils à linge. Rien d’ostensible dans le dispositif, la volonté est de se fondre dans l’urbain – ce que la technique cependant contredit avec d’énormes enceintes -. Les acteurs Sabrina Georges / Perla Maxline Saintil /Jean-Marc et Catherine disent des textes, écrits chaque jour (depuis dix jours), comme une chronique fictive de la place, James St Felix écrit en direct à partir de ce qu’il voit, Maria Flor Pinheiro construit une maison en savon, Elise Villatte et Jean Marc filment … Images et textes sont projetés sur les draps tout comme une vidéo que je réalise à partir d’interviews et de mon vécu au ‘bureau des Fictions Ordinaires’, lieu de nos échanges avec les habitants chaque jour pendant une semaine dans une cour de maison ouverte sur la rue à proximité de la place Carl Brouard. Le dispositif spatial de la performance finale sur la place tente d’éclater la vision, de suggérer la déambulation, de s’inscrire ainsi comme un espace jouant avec la texture de l’urbain.
Il se passe l’inverse. Le public, nombreux, forme un cercle compact autour des acteurs qui lisent leur texte, ne se déplace pas et semble oublier tout le reste. Force de la co-présence des corps. Singularité absolue du théâtre, ici largement partagée (en Haiti), les gens sont nombreux qui assistent à la performance avec les festivaliers. Le stade de basket juste derrière nous reste éclairé, alors que nous avions demandé à ce que l’une des lampes qui l’éclairent soit éteintes le temps de la performance (une lampe seulement, de façon à ce que les joueurs puissent continuer à jouer, le détail est important). La lampe ne s’éteint pas – on ne saura pas pourquoi – et lave la projection vidéo qui, dos aux spectateurs, disparait presque. Elle est là, mais on peine à en deviner l’écriture et tout le monde regarde dans la direction opposée, vers les acteurs lecteurs. L’urbain dicte sa loi qui n’est pas une loi du vide, plutôt du plein, des multiples interactions qui le façonnent et rendent si complexe et fragile le fait de s’y glisser avec un dispositif scénique.
L’expérience est étonnante. Souvent lorsque je propose un tel dispositif, les gens s’en emparent, ils bougent, glissent d’un endroit à un autre, les acteurs les attirent particulièrement, mais ils s’intéressent aux autres éléments visibles, ils jouent avec la déambulation (c’est ce qu’il s’est passé lors des Fictions Ordinaires à Medellin). Là non. Lorsque je tente de passer à travers le public, c’est à peine si les gens se déplacent. La foule est compacte, nombreuse et avide. Lorsque Jean Ricardo Calixte danse et performe Baron, une figure du vaudou, l’attention est encore plus intense.
Alors, pour une fois, je rêve de white cube ! D’un espace où les vidéos que j’insère dans l’espace urbain seraient vues dans toute leur densité. Mais en même temps c’est cette fragilité propre à l’urbain, qui est essentielle. Les spectateurs ne sont pas assignés, il n’y a aucune garantie de la place, de l’espace qu’ils vont occuper. Ici ils se mettent en cercle, autour des acteurs, là ils vont au contraire déambuler. L’implantation n’était peut-être pas aussi forte qu’elle aurait dû, mais jamais une implantation ne garantit ce que le public va faire, foule toujours insaisissable, qui fait toujours aussi peur, mais qui en fait est un espace de liberté radicale. Le seul moyen de la tenir, de la contrôler est de l’asseoir à des sièges, de l’assigner. Au Festival Quatre Chemins, le public est en or, tout le monde écoute, regarde. Haïti est en cela un lieu assez unique par la manière dont la création est présente chez les gens.
Il y avait vraiment beaucoup de monde place Carl Brouard pour les Fictions Ordinaires. Et cela s’est reproduit le lendemain pour le spectacle de Marc Vallès, Zoé Mary et Simon Jerez (le Père de Guy Régis Jr), dans une impasse, où 150 personnes ont envahi l’espace dans lequel étaient disséminées 50 chaises, ce qui n’a pas empêché le spectacle de se dérouler sans encombre au milieu des gens.